“Filmer la présence de l’absent” : rencontre avec Emmanuel Finkiel

January 13, 2020

Nous avons récemment inauguré un nouveau partenariat avec L’Ahah, superbe galerie d’art, par une rencontre avec Emmanuel Finkiel. Généreux, drôle et très intéressant, il est revenu sur son parcours. C’est souvent debout, à parcourir l’espace, à grand renfort de mouvements avec les mains, qu’il a partagé avec le public ses expériences, ses thématiques, mais aussi sa façon de penser et de voir le monde.

Emmanuel Finkiel débute dans le cinéma en tant qu’assistant réalisateur, un métier « qu’il faut faire seulement si on veut être réalisateur ». Pendant 16 ans, il travaille avec Bertrand Tavernier, Jean-Luc Godard, KrzysztofKieslowski. C’est ce dernier qui a provoqué le déclic du passage à la réalisation. « Il m’a forcé, mais s’il ne l’avait pas fait je n’aurai jamais osé me lancer. »

Filmer la présence de l’absent

En 1995, il réalise son premier court métrage, Madame Jacques sur la Croisette. La rencontre quotidienne et rituelle à Cannes de plusieurs personnes âgées de la communauté ashkénaze, qui chaque après-midi se retrouvent dans la ville déserte ; et échangent, se promènent, partagent leurs souvenirs. En 1999, Voyages gagne le César du meilleur premier film.Se retrouvent de nombreux acteurs amateurs du court métrage. Trois destins de femmes marquées par la mémoire de la Shoah. Riwka, qui fait partie d’un groupe de touristes voyageant en Pologne et dont le bus tombe en panne entre Varsovie et Auschwitz. Régine, à Paris, qui a perdu ses deux parents déportés, voit réapparaître un homme disant être son père. Elle comprend peu à peu que l’homme se trompe. Et enfin Vera, une vieille russe, qui émigre en Israël, pensant y trouver sa terre promise et tentant là-bas de retrouver une cousine qu’elle n’a pas vu depuis très longtemps. En 2000, Casting clôture ce cycle avec un documentaire autour des castings amateurs des personnes âgées des deux premiers films.

Trois films marqués par la mémoire de la Shoah. « Il y a des choses qu’on a en soi et qui nous suivent, on ne peut faire autrement », révèle Finkiel. « Filmer la présence de l’absent, car je l’ai vécu lorsque j’étais enfant ».

Dans ces trois films, il suit le même groupe de personnes, des acteurs amateurs, personnes âgées pour la plupart rescapées d’Auschwitz. Mais pourtant, « tout était écrit à la ligne près avant le casting », il n’a pas puisé dans les récits des gens. Et ils devaient donc « raconter des histoires qui n’étaient pas les leurs ». Dans Voyages, une scène fait exception : lorsqu’ils arrivent à Auschwitz, Emmanuel Finkiel les filme dans le lieu, que la plupart ont connu. « Là, on est dans le docu, ce n’est plus de la fiction », confie-t-il.

Une conception singulière du cinéma

« Dans le tournage de Voyages, j’ai compris quelque chose », nous révèle-t-il. Ils filmaient une scène dans le cimetière de Varsovie, avec toute l’équipe : « Des camions, beaucoup de techniciens, la machine à café sur une tombe, des caisses partout. Ça ne ressemblait plus au cimetière de Varsovie ». Puis il s’est mis à neiger, les images étaient donc inutilisables. Emmanuel Finkiel a négocié auprès de la production, et il est retourné avec trois techniciens refaire les scènes avant le départ de la ville. Et là, dans cette configuration, il a senti qu’il était « dans le vrai ».

Une conception du cinéma et une méthode qu’il ne quittera plus, même pour La douleur, son dernier film historique entièrement tourné en décor naturel. Il suffit pour lui d’un décor, d’un cadre, pour sentir la scène et chercher la dramaturgie. Il préfère donc les petites équipes, ce qui est « impossible aujourd’hui », regrette-t-il.

Ce parti pris trouve sa forme la plus extrême dans Nulle part terre promise, suite à un long processus de travail. En 2005, il réalise un court métrage dans le film collectif Les européens. Il suit un père kurde et son fils qui émigrent. En 2008 sort Nulle part terre promise : trois destins entrecroisés dans une Europe sans frontières mais où aucun personnage ne trouve sa place. Un père kurde et son fils qui émigrent vers Londres ; un cadre français qui accompagne la délocalisation d’une usine de France en Hongrie ; une étudiante qui voyage en filmant la pauvreté principalement. Un film réalisé avec « peu de moyens et une petite équipe », sur plusieurs années. « Je suis parti avec trois fils d’intrigue mais aucun scénario », dit-il. Une grande liberté « grâce au numérique », où chaque lieu devient « un nouveau décor à s’approprier ». Mais « ça a ses limites. Sans scénario, il manque de la tension. »

Une approche documentaire, tout en restant dans la fiction. « Il y a des situations qu’on ne peut pas filmer en documentaire mais qu’on peut en fiction. C’est pas pour autant qu’il faut faire n’importe quoi », nous dit-il avant de préciser : « C’est comme lorsqu’on est en face de quelqu’un dans la vie. On ne peut pas faire le tour de cette personne. Il faut donc garder une certaine distance. »

La projection subjective et une certaine distance

En 2006, il réalise une fiction télévisuelle, En marge des jours, une commande qui raconte l’histoire d’amour entre Julie et Claude, brisée par un accident de Claude, victime d’un traumatisme crânien. Comment vivre avec quelqu’un qui n’est plus tout à fait le même ? Comment l’accompagner ?        

C’est ensuite par le documentaire, avec Je suis en 2012, que Finkiel suit trois patients victimes d’un AVC, leur famille et le personnel soignant dans un centre de rééducation. « J’ai fait moi-même un AVC pendant En marge des jours », nous confie-t-il. Un accident qui lui a fait « prendre conscience qu’être en face de quelqu’un, ce n’est pas rien. » Une interaction simple est en fait très difficile. C’est parce qu’il l’a lui-même vécu qu’il a voulu en parler à travers la forme documentaire.       

Mais il a aussi pris conscience que « tout est projection mentale ». Une importance de la subjectivité qui va se concrétiser dans ses deux derniers films, Je ne suis pas un salaud en 2014 et La douleur en 2017.

Le premier, un film avec Nicolas Duvauchelle et Mélanie Thierry, raconte l’histoire d’Eddie, un homme qui, un soir, se fait agresser dans la rue. Il accuse Ahmed, qui n’y est pour rien dans cette histoire et qu’il a vu quelques jours plus tôt, dans une formation au métier de commercial. Alors qu’il retrouve sa femme, un métier et s’occupe de son fils, Eddie va se retrouver plonger dans une spirale de mensonge, enclenchant la machine judiciaire qui ne pourra pas s’arrêter.

La douleur est l’adaptation du roman de Marguerite Duras. S’y déploie l’histoire de Marguerite attendant le retour de son mari, écrivain, communiste, résistant, et déporté, Robert Antelme. Entre souffrance de l’attente, ses rapports amoureux avec un autre résistant Dyonis, et elle la relation ambigüe qu’elle noue avec un agent français travaillant à la Gestapo, Pierre Rabier, elle se perd. Vient ensuite la libération, et l’attente interminable du retour.

Il développe cette idée en nous parlant de La douleur, un film sur « l’attente, et plus la personne attendue, Robert, est proche du retour, moins Marguerite l’aime ». Un film qui met en scène les questionnements et démons internes du personnage. Et Finkiel voulait donc une actrice capable de jouer cette attente, dans toute la douleur qu’elle représente. « C’était un casting très difficile, car je demandais aux actrices de ne rien faire […] Au bout de quelques secondes, je savais que ce serait Mélanie Thierry. Elle avait une façon d’attendre, qui disait tout sans ne rien faire ».  

Un réalisateur réfléchi, mais qui travaille « par rapport aux impressions », et non dans la théorie. « En ce moment, je lis Lacan pour mes connaissances personnelles, mais ça ne me sert pas ensuite dans mon écriture ». Car s’il fallait retenir un élément central de cette rencontre, c’est celle d’un homme qui questionne le monde et le cinéma, tout en faisant confiance à la spontanéité et aux impressions que délivre le moment présent.

Vincent Feldman

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